Lentilles en attente d'assemblage

Entretien avec Kazuto Yamaki : la Chine et le futur de la photographie (3/3)

Nous voilà au bout de ce long échange avec Yamaki San. Dans cette troisième et ultime partie, prenons du recul sur Sigma et intéressons-nous à la concurrence, aux évolutions du marché et à ce que pourrait être l’avenir des APN.

Avant-propos :
Kazuto Yamaki étant une personne très bavarde (et c’est une bonne chose), cet entretien est découpé en trois parties, que vous pouvez consulter indépendamment les unes des autres ou dans l’ordre de publication :
1. Entretien avec Kazuto Yamaki, le PDG le plus classe du monde, axé sur l’entreprise Sigma en tant que telle, sa politique environnementale, le recrutement et la place des femmes.
2. Sigma, un opticien qui fait aussi des capteurs, où nous nous concentrerons sur les technologies optiques et les capteurs (Foveon et courbes)
3. La Chine et le futur de la photographie, où nous aborderons la nouvelle concurrence des opticiens chinois, la tendance des optiques « vintage », la complexité du marché sud américain, l’émergence de l’Afrique et nous questionnerons sur la possibilité d’un système photographique modulable « universel ».

Dans la high-tech, les Chinois sont partout, il suffit de regarder, entre autres, leurs succès sur le marché des smartphones pour s’en convaincre. Pourtant, en photographie, ils semblent encore, a priori, plutôt absents. Côté boîtier, il n’y a guère que Yi Technology qui se soit lancé dans l’aventure. Côté drones, impossible de passer à côté de Sigma. Mais côté optiques… Il y a Laowa, qui propose des objectifs originaux, puis Yongnuo, qui se fait un petit nom, se contente de cloner des objectifs Canon et Nikon, sans grande inventivité… mais ça permet de casser les prix. Les autres opticiens chinois exploitent des marchés de niche, avec des objectifs exotiques en monture M, des objectifs très lumineux à mise au point manuelle, très peu chers mais aux qualités discutables… Il ne fait néanmoins aucun doute que, très rapidement, la Chine deviendra un acteur majeur sur le marché des optiques, comme pour tous les marchés dans lesquels l’Empire du Milieu s’est lancé. Est-ce quelque chose que vous redoutez ? Et savez-vous comment ils font pour proposer des 50 mm f/1,1 à 160 $ comme le Sainsonic Kamlan 50/1,1 ?

Honnêtement ? Je n’en sais rien. Je suis même choqué qu’ils y arrivent. Mais à bien y regarder, plusieurs explications peuvent être trouvées. La plupart de ces objectifs sont à mise au point manuelle. Ils n’ont donc pas à se préoccuper de la vitesse autofocus… ni de l’autofocus tout court. Il n’y a pas de moteur à développer, donc les questions d’encombrement et de silence de fonctionnement ne se posent pas. Il n’y a pas de réflexion autour de l’emplacement idéal ni à l’optimisation du processeur dans l’objectif, puisqu’il n’y a pas de processeur. Du coup, il n’y a pas non plus de firmware. Et comme les objectifs ne communiquent pas électroniquement avec les boîtiers, c’est encore ça d ‘économisé. Logiquement, il n’y a donc pas d’ingénieurs à payer pour développer tout cela et suivre les technologies dans le temps. Et je ne parle même pas de stabilisation optique…

Mais même en enlevant tous ces éléments, cela reste très compliqué de proposer des objectifs exotiques, très lumineux, avec des performances optiques convenables. En ne recrutant que des très bons ingénieurs optiques, c’est possible, mais très compliqué, que l’on soit Chinois, Japonais, Allemand ou autre. Mais faire un 50 mm exotique, qui ouvre à f/1,1, ce n’est en soit pas si compliqué si on n’est pas trop exigeant sur ses performances. Et c’est, bien sûr, encore moins compliqué si on se « contente » de faire des objectifs pour hybrides Micro 4/3 ou APS-C.

Les Chinois ne sont pas encore au niveau des opticiens déjà existants. Mais dans un futur très proche, certaine usines de production chinoises seront au même niveau que les meilleures usines japonaises.

Malgré tout, je me demande encore comment ils font pour obtenir des tarifs aussi bas. Peut-être qu’ils font à appel à des fournisseurs très bon marché. Probablement que les objectifs sont assemblés dans des ateliers où la main d’œuvre ne coûte presque rien, et c’est dommage. Mais, d’un point optique et gestion des coûts, ce que font les Chinois reste très impressionnant.

D’un point de vue technologique, les Chinois ne sont pas encore au niveau des opticiens déjà existants. Mais leur attitude et leur motivation pour relever le challenge sont les bonnes, et je ne doute pas qu’ils rattrapent rapidement le retard. Personnellement, l’arrivée de ces nouveaux concurrents me stimule et à chaque fois que je vois un opticien chinois proposer des objectifs exotiques, j’ai envie d’aller voir mes ingénieurs pour les inciter à développer ce genre de chose, des objectifs très lumineux, très grand angle, etc. Dans un futur très proche donc, certaines usines de production chinoises seront au même niveau que les meilleures usines japonaises.

Samyang fait déjà partie du top des opticiens et leurs objectifs sont aussi bons que ceux de Sony.

Il y a les opticiens chinois, et entre la Chine et le Japon, il y a la Corée. Dont Samyang. Quelle est votre opinion à leur sujet ?

Samyang est très différent des constructeurs chinois, et bien supérieur. D’abord, ils ont développé avec succès leur propre système autofocus, qui marche bien. Pas tout à fait au niveau de ceux de Sony, Canon ou Nikon, mais il marche vraiment bien. Ils ont été très sérieux dans leurs investissements en R&D, et cela a porté ses fruits.

Samyang fait déjà partie du top des opticiens, à mon avis. Certaines personnes rapportent qu’il existerait encore des variations de qualité dans la production, d’une unité à l’autre, mais je n’ai jusque là pas pu le vérifier par moi-même. Pour moi, Samyang est donc un très bon opticien, et leurs objectifs sont aussi bons que ceux de Sony… à prix moindre.

Ces dernières années, il y a une tendance forte parmi les objectifs photographiques : le retour du vintage et de marques oubliées. Je pense par exemple à Meyer Optiks Görlitz (Trioplan, Primoplan, Nocturnus, etc.), Optoma Optik et son Biotar ou Lomography (Petzval, Jupiter, etc.), qui enchaînent les projets Kickstarter. Même Leica s’y est mis, en rééditant des objectifs datant de l’époque de la monture M39 (Summaron, Tambar, etc.). Bref, tout à l’opposé de ce que font Sigma et les autres compagnies japonaises actuellement. Je vous pose donc la question en tant qu’amateur de photographie et non pas en tant que PDG de Sigma : que pensez-vous de ce « revival » ?

Que du bien ! Je pense que, d’une manière générale, c’est très bien d’avoir un maximum d’options pour le photographe. Ce ne serait pas sain que le marché et l’industrie n’aillent que dans une seule direction, dominée par des marques puissantes profitant de leur quasi-monopole pour imposer leur vision de l’image. C’est donc très bien que, à côté des opticiens qui visent les sommets en termes de raffinement optique, cherchant à toujours repousser les limites de la physique, il existe d’autres marques alternatives, avec des visions plus exotiques.

Je ne rejette donc pas cette tendance des objectifs vintage, surtout si cela correspond aux goûts des photographes. Cependant, en ce qui concerne Sigma, notre mission est différente. Nous pensons que notre mission est de fournir aux photographes des objectifs au sommet de l’état de l’art et des produits les meilleurs possibles en termes de performances optiques. Mais nous respectons tout autant les objectifs vintages.

Pour faire une comparaison… imaginons que vous adoriez la cuisine française. Mais des fois, vous avez envie de manger japonais, chinois, italien, indien. Vous pouvez aimer la haute gastronomie mais, des fois, vous avez des envies de junk food, de burgers, de chips. Ce serait donc triste de ne pas avoir le choix et d’être contraint de toujours manger la même chose. Pour la photographie, c’est pareil. À chaque type de gourmet sa cuisine. À chaque type d’esthétique ses optiques. Nous, nous nous spécialisons dans le high-tech, et n’irons pas gêner ceux qui veulent faire du vintage ni leur dire ce qu’ils doivent faire.

Abordons désormais les questions de marché. La Chine, encore elle, et l’Asie d’une manière générale, sont au centre de toute les attentions. L’Europe maintient sa position historique de marché de premier plan, tout comme l’Amérique du Nord. Mais qu’en est-il pour le reste du monde ? Par exemple, comment ce fait-il que vous n’ayez pas de filiale dédiée pour l’Amérique du Sud, qui devient pourtant un marché de plus en plus important ?

Je suis tout à fait d’accord, le marché sud-américain croît rapidement. Mais nous devons encore étudier le terrain plus en profondeur, parce qu’il est très spécifique. Par exemple, au Brésil, les taxes sont très élevées : presque 100 % pour les produits importés ! Du coup, nos tarifs là-bas sont presque deux fois plus chers par rapport au reste de l’Amérique. Même si nous leur livrions des produits, ils ne pourraient pas les vendre. Et, forcément, ceci est valable pour n’importe quel acteur de la photographie qui s’intéresserait au pays.

L’année dernière, en octobre, je suis allé au Chili et en Argentine. C’était très intéressant. Le Chili est un pays assez simple pour nous puisqu’il y a un accord de libre échange entre eux et le Japon, ce qui fait que les taxes à l’import sont quasiment nulles. Par contre, en Argentine, les taxes sont très élevées. Lorsque je suis d’abord arrivé au Chili puis me suis envolé pour l’Argentine, j’ai été surpris de voir que l’avion était rempli de passagers les bras pleins de téléviseurs et d’électroménager, puisque ce sont des produits très chers à Buenos Aires. Du coup, beaucoup d’Argentins traversent la frontière pour s’approvisionner au Chili. Aux contrôles de sécurité à l’aéroport, c’est « une valise, une télé, une valise, une télé, une valise, un four, une valise, un aspirateur, etc. » Pour un touriste, c’est amusant, mais pour une entreprise comme la nôtre pas vraiment.

À propos des « marchés oubliés », il y en a un qui est toujours laissé de côté : l’Afrique. Est-ce que Sigma s’est déjà penché sur la question de ce continent, qui est tout sauf petit ?

Oui, bien sûr, l’Afrique va devenir un marché très important pour nous. Pour le moment, nous ne livrons qu’en Afrique du Sud. Mais pour le reste de l’Afrique, nous n’avons pas encore trouvé de partenaire ni de distributeur qui nous satisfasse entièrement. Une fois que nous en aurons trouvé un de fiable et irréprochable, nous serons heureux de travailler avec lui.

Dans un futur proche les hybrides vont devenir majoritaires parmi les systèmes à objectifs interchangeables mais les reflex vont évidemment survivre.

Quand on regarde les rapports CIPA, on peut constater que le marché des APN à objectifs interchangeables bascule progressivement du reflex vers l’hybride. Et, justement, ce sont des marchés comme l’Afrique qui s’avèrent précurseurs en la matière, essentiellement parce qu’ils partent de zéro et qu’il n’y a pas de grande tradition du reflex, comme cela peut être le cas pour l’Europe ou l’Amérique du Nord où les reflex constituent encore 70 % à 80 % des ventes. En Afrique, donc, nous en sommes à une presque parité de 50/50 % entre reflex et hybrides. Et presque pareil pour le Japon…

Pour le Japon, je dirais plutôt 40 à 45 % pour les hybrides, et entre 50 à 55 % pour les reflex. Au niveau mondial, en termes de volume, les reflex représentent encore 65 % du marché, donc 35 % pour les hybrides. Par contre, en termes de valeur, les hybrides représentent déjà 38 %, contre 62 % pour les reflex. Je pense que ce ratio va changer dans un futur proche et que les hybrides vont devenir majoritaires parmi les systèmes à objectifs interchangeables.

Mais les reflex vont-ils survivre ?

Oui, évidemment !

De mon point de vue, les reflex se sont enfermés dans un traditionalisme qui risque de leur être fatal, du moins auprès du très grand public. D’une manière générale, les appareils photos demeurent très traditionnels dans leur forme, et rares sont les occasions de voir des constructeurs proposer de nouvelles voies, explorer de nouvelles possibilités. Par exemple, dans un APN de type hybride ou reflex, l’objectif est la seule partie qui peut être remplacée, si l’on met de côté les viseurs électroniques optionnels et les systèmes moyen format dont la modularité fait partie de leur ADN. À l’époque de l’argentique, il était possible de changer le « capteur », puisque, littéralement, il changeait à chaque vue et à chaque pellicule. Pourquoi n’y a-t-il pas, en photographie numérique, de systèmes modulaires dans lesquels il serait possible de changer le capteur, ou le viseur, ou l’écran, ou le processeur, ou tout autre composant ?

Humm… c’est très compliqué cette histoire. Jusqu’à présent, quasiment toutes les entreprises qui s’y sont essayées ont échoué à développer un tel système photographique. C’est le même problème que celui que j’expliquais au sujet du développement des objectifs. Quand nous en créons un nouveau, nous cherchons toujours à faire en sorte qu’il soit le plus compact possible. Ce qui ne marche pas toujours puisque d’un autre côté, nos objectifs deviennent de plus en plus gros parce que la priorité est aux performances optiques. Néanmoins, une fois que le design optique est arrêté, nous faisons en sorte de limiter au maximum l’encombrement et faisons la chasse à l’espace perdu. Pour les appareils photo, il en va de même.

Dans un boîtier photographique, tous les éléments sont disposés minutieusement, très proches les uns des autres, en optimisant l’espace disponible, de sorte qu’il ne reste plus de place pour l’ajout de pièces supplémentaires après coup. Si malgré tout il reste un peu de place, ou si nous parvenons à développer un composant plus compact, il risque d’y avoir des problèmes de compatibilité ne serait-ce que parce que la forme est légèrement différente.

Dans le futur, il y aura peut-être des APN dont les composants seront interchangeables (processeur, capteur, etc). À vrai dire, au début des années 2000, nous avions réfléchi à un tel appareil photo, et à ce que pourraient être les appareils photo dans le futur. Mais la tâche s’est révélée très compliquée. En termes de taille et de performance, ce n’était pas aussi bon que ce qui existait déjà chez nos concurrents, donc nous avons abandonné l’idée.

Si nous développions, avec les autres constructeurs, un standard universel pour les appareils photo, les ingénieurs se reposeraient trop sur celui-ci, se relâcheraient et seraient moins motivés. J’ai peur que ce soit plus un frein au progrès qu’autre chose. j’ai peur que ce soit plus un frein au progrès qu’autre chose.

Pourtant dans le monde des smartphones, il existe les Fairphone, dont les éléments sont remplaçables en plus d’être développés dans le soucis d’un approvisionnement le plus responsable possible. Il y a même eu le projet Ara, lancé par Google et abandonné depuis. Dans une voiture, les pièces sont relativement standard. Dans un ordinateur, c’est pareil : quasiment tout est interchangeable. Pourquoi n’y a-t-il pas ce genre d’équivalent dans l’industrie photographique ? Pourquoi faut-il tout jeter et remplacer d’un seul coup lorsque l’on veut procéder à une upgrade technique ? Ce n’est pas très écolo comme démarche…

Oui, effectivement, un système universel serait peut-être bon pour l’environnement, surtout si les éléments sont recyclables. Ce serait également customer friendly, puisqu’il suffirait d’acheter une plateforme de base puis n’investir que dans les composants dont on a réellement besoin. Mais, personnellement, je ne suis pas pour.

Si nous développions, avec les autres constructeurs, un tel standard, les ingénieurs se reposeraient trop sur le standard, se relâcheraient et seraient moins motivés pour développer des systèmes plus efficaces, plus compacts, plus performants, mieux optimisés. La beauté de la technologie repose sur les efforts constants et l’ingéniosité des ingénieurs. Du coup, j’ai peur que ce soit plus un frein au progrès qu’autre chose.

Ce que l’Histoire nous montre, c’est que, souvent, les progrès majeurs sont le fruit d’un seul homme, ou groupe d’hommes, mais jamais celui d’un consensus établi par un consortium d’entreprises. Cela parce qu’une technologie ou un standard issus de négociations est, par nature, pleine de compromis qui étouffent les coups de génie ponctuels. C’est pourquoi, pour moi, je dis non à un système photographique universel et standardisé. Ce principe peut très bien fonctionner dans d’autres industries mais, à mon sens, la photographie ne s’y prête pas.

 

Pour continuer la lecture :
Cette interview est donc découpée en trois parties, disponibles aux adresses suivantes. Si au moment de lire ces mots les articles concernés ne sont pas encore en ligne, je vous précise, entre parenthèse, les dates de publications respectives prévues :
1. Entretien avec Kazuto Yamaki, le PDG le plus classe du monde (déjà en ligne)
2. Sigma, un opticien qui fait aussi des capteurs (déjà en ligne)
3. La Chine et le futur de la photographie (déjà en ligne)

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