Kazuto Yamaki

Entretien avec Kazuto Yamaki : Sigma, un opticien qui fait aussi des capteurs (2/3)

Nous continuons avec l’interview de Kazuto Yamaki, PDG de Sigma. Ce deuxième épisode est bien plus « geek » que le premier puisque nous allons y parler de verres, de capteurs courbes et, bien sûr, de Foveon. Avec un bonus moyen format.

Avant-propos :
Kazuto Yamaki étant une personne très bavarde (et c’est une bonne chose), cet entretien est découpé en trois parties, que vous pouvez consulter indépendamment les unes des autres ou dans l’ordre de publication :
1. Entretien avec Kazuto Yamaki, le PDG le plus classe du monde, axé sur l’entreprise Sigma en tant que telle, sa politique environnementale, le recrutement et la place des femmes.
2. Sigma, un opticien qui fait aussi des capteurs, où nous nous concentrerons sur les technologies optiques et les capteurs (Foveon et courbes)
3. La Chine et le futur de la photographie, où nous aborderons la nouvelle concurrence des opticiens chinois, la tendance des optiques « vintage », la complexité du marché sud américain, l’émergence de l’Afrique et nous questionnerons sur la possibilité d’un système photographique modulable « universel ».

Dans la photographie, il y a deux sujets qui m’intéressent tout particulièrement :

  1. Les Hommes et Femmes qui font l’industrie, qui ont été à l’honneur dans la première partie de cet entretien ;
  2. La technologie, puisqu’en plus de porter des chemises à carreaux, le geek qui sommeille en moi n’hiberne jamais très longtemps.

Le cas de Sigma est fort intéressant puisque, si le constructeur est aujourd’hui essentiellement connu du très grand public pour ses objectifs (cf. programme Global Vision lancé par Yamaki fils), il ne faut pas oublier que le rêve de feu Yamaki père a toujours été de produire des appareils photographiques. Ce qui sera fait dès 1976.

À l’ère du numérique, le constructeur d’Aizu se distingue à bien des égards. Non seulement, et contrairement à l’écrasante majorité de l’industrie, il ne pioche par ses capteurs dans le catalogue de Sony. Mais, en plus, les couleurs ne sont pas obtenues via une classique matrice de Bayer (ou son dérivé X-Trans comme chez Fujifilm) mais à une technologie bien plus exotique, signée Foveon, propriété de l’opticien depuis 2008. Ce capteur triple couche permet à chaque photodiode de capturer simultanément les trois couleurs primaires (rouge, vert et bleu) alors que celles-ci sont, sur un Bayer, séparées à la capture puis recalculées lors du traitement interne de l’image. Mais j’y reviendrai dans un autre article.

Au passage, en écrivant ces lignes, je réalise que j’ai oublié de demander à Yamaki San quel partenaire industriel produisait ces capteurs Foveon. Une autre fois. J’espère que vous me le pardonnerez un jour. Sur ce, une petite contextualisation en image s’impose via cette vidéo produite par Sigma Corporation of America en 2011. Depuis, les Foveon X3 en sont à la génération Quattro.

 

Il est souvent question d’opposer le « verre organique », qui est un artifice marketing pour ne pas dire « plastique », au « verre minéral », qui est donc du « vrai » verre, fondu à partir de silice. Notamment, lors de l’IFA 2017, LG a présenté son V30 en insistant beaucoup sur le fait que le bloc optique incorporait une lentille « en verre » censées fournir une meilleure qualité d’image que les lentilles « en plastique » habituellement utilisées dans les smartphones… Mais ça ne s’est pas vraiment vu sur les images finales réalisées avec. Chez Sigma, quels types de verres sont utilisés ? Quels sont les avantages de chacun et comment les ingénieurs optent-ils pour l’un plutôt que pour l’autre ?

Comme pour les plastiques [NDLR : ceux utilisés pour la partie mécanique des objectifs, évoquée dans la première partie de l’entretien], nous observons attentivement les recherches autour des nouveaux verres et les bénéfices qu’ils pourraient apporter. Aujourd’hui, il existe déjà de nombreux très bons verres synthétiques (plastiques) utilisables en optique et capables de capturer de très bonnes images. Toutefois, le verre classique demeure encore à l’heure actuelle le meilleur matériau à nos yeux lorsqu’il s’agit de transmettre au plus juste les rayons lumineux jusqu’au capteur. Néanmoins, certains plastiques sont très intéressant pour nos ingénieurs puisqu’ils disposent de caractéristiques encore absentes des verres conventionnels, par exemple avec des transmittances extrêmes.

Les verres en plastique souffrent d’un problème majeur : ils se dilatent fortement quand il fait chaud et se contractent tout autant quand il fait froid. Ces variations sont nuisibles aux performances optiques.

Malgré cela, les verres en plastique souffrent d’un problème majeur à nos yeux. Nos appareils photo et nos objectifs sont utilisés à l’extérieur, et sont régulièrement utilisés dans des conditions extrêmes, dans des régions arides à très humides, à des températures qui peuvent aller de -20°C à +45 °C. Or le plastique est très sensible aux variations de températures : il se dilate fortement quand il fait chaud et se contracte tout autant quand il fait froid. Ces variations de forme sont nuisibles aux performances optiques, qui varient donc en fonction des conditions climatiques. Rien que pour cela, nous ne souhaitons pas utiliser de « verres organiques » dans nos objectifs. Cependant, si nous avions la certitude que nos objectifs n’étaient utilisés qu’en intérieur, dans un environnement climatique contrôlé et régulé, nous pourrions très bien utiliser des designs optiques contenant un à deux éléments en plastique. Mais comme ce genre de situation est relativement rare, la question se pose assez peu.

Toutefois, il est possible de faire de très bons objectifs professionnels contenant des lentilles en plastique, certains de nos concurrents l’ont prouvé. Canon, par exemple, utilise une lentille en plastique dans son zoom EF 11-24 mm f/4 L USM. Mais cette lentille est utilisée pour un élément qui a peu d’influence optique. Je veux dire par là que si cette lentille changeait de forme sous l’effet de la température, cela n’aurait pas de grande influence sur les performances globales de l’objectif. Elle serait légèrement dégradée, oui, mais rien de perceptible. Ils peuvent donc se le permettre.

Les capteurs courbes seraient une solution intéressante pour les smartphones mais trop contraignante pour un appareil photo classique, à objectif fixe ou non.

Parlons des capteurs courbes, un de mes grands dadas. Sony est très actif à ce sujet et il en a beaucoup été question il n’y a pas si longtemps. Par ailleurs, les rumeurs évoquent un nouveau Ricoh GR à capteur 24 x 36 mm courbe. L’intérêt de tels capteurs serait de permettre des designs optiques plus simples et, espérons-le, des objectifs plus compacts. Que cela pourrait-il changer pour Sigma puisque vous jouez sur les deux fronts ?

Les capteurs courbes sont une bonne idée et peuvent paraître comme une solution idéale pour compenser la courbure de champ qu’ont tous les objectifs, même les meilleurs, même les nôtres. Si le capteur est dessiné pour s’ajuster à la courbure de champ de l’objectif, nous pourrions effectivement faire celui-ci beaucoup plus petit… Enfin, plus petit, ou de meilleure qualité avec le même encombrement. Cela dépend beaucoup de la courbure de départ à corriger.

Dans le cas des systèmes à objectifs interchangeables (reflex et hybrides), le problème est que chaque objectif a une courbure de champ légèrement différente. Du coup un capteur courbé d’une manière donnée conviendrait parfaitement à un objectif donné mais pas forcément à un autre. Cela pourrait même aggraver le problème par rapport à un capteur plat, ou en créer là où il n’y en avait pas. Dans ces conditions, le choix d’un capteur courbe serait bien trop risqué et non viable. Bien sûr, l’idéal, ce serait un capteur à la courbure variable, mais nous en sommes encore très loin. Déjà, il faudrait être capable de produire en masse des capteurs à la courbure fixe, après nous verrons.

Dans le cas des appareils photo à objectif fixe, comme nos dp, les capteurs courbes pourraient être de bonnes solutions. Mais là, le problème est que ça coûterait potentiellement trop cher de développer un capteur à la courbure spécifique, pour un modèle unique, en fonction d’un objectif donné. Imaginez donc : entre le 20 mm du dp0 et le 75 mm du dp3 en passant par les dp1 et dp2, il faudrait autant de capteurs aux courbures différentes là où nous utilisons aujourd’hui un unique capteur APS-C plat. Ce ne serait pas vivable d’un point de vue économique, industriel ni même pour nos ingénieurs. De plus, le développement des objectifs pour les générations d’après serait encore plus contraignant, puisque devant se conformer à la courbure définie. Mais cela reste, d’un point de vue ingénierie, un très beau challenge à relever.

Du coup, les capteurs courbes seraient une solution intéressante uniquement pour les modules photographiques des smartphones, car les volumes de production sont suffisamment importants pour que l’investissement soit rentable.

Nous ne sommes pas contre fournir des capteurs Foveon à d’autres constructeurs, mais ce n’est pas si simple. Au-delà du hardware, il faut aussi tenir compte du processeur dédié, de la manière de l’exploiter, des algorithmes très particuliers qui permettent de tirer partie de l’architecture triple couche.

Après les capteurs courbes, il est temps de parler des capteurs Foveon, que j’aime beaucoup malgré leurs défauts dont, entre autre, la lenteur. Sigma est donc propriétaire de l’entreprise Foveon depuis 2008, dans son intégralité. Question : à part Sigma, Foveon a-t-il d’autres clients ?

Non. Ils ne produisent des capteurs que pour nous. Voilà comment nous travaillons ensemble. Lors des différents meetings, nous discutons de nos besoins, des futurs appareils photo Sigma, et nous demandons à Foveon de développer des capteurs spécifiques en fonction de nos requêtes. Mais s’il y avait d’autres clients qui désireraient acheter nos capteurs, nous serions ravis de leur en vendre… en gardant à l’esprit que, donc, les capteurs Foveon sont d’abord dessinés pour correspondre aux caractéristiques de nos propres APN.

Si Foveon dessinait des capteurs pour d’autres entreprises, il devrait forcément écouter leurs demandes, prendre en compte leurs cahiers des charges, et ne pourrait donc plus se concentrer à 100 % sur nos capteurs. Une fois de plus, nous ne sommes pas contre fournir des capteurs Foveon à d’autres constructeurs d’appareils photo, mais ce n’est pas si simple que cela.

Au-delà du hardware, il faut aussi tenir compte du processeur dédié, de la manière de l’exploiter, des algorithmes très particuliers qui permettent de tirer partie de l’architecture triple couche de ces capteurs. Donc, vendre des capteurs, c’est aussi vendre tout ce qui va autour : processeurs, code source, algorithmes, savoir-faire, et l’accompagnement qui va avec. Pour ces éventuels clients, ce serait donc un grand challenge puisqu’il faudrait tout réapprendre dans la mesure où utiliser un Foveon n’a rien avoir avec ce qu’ils savent déjà d’un CMOS ou un CCD à matrice de Bayer.

Pourtant, l’année dernière, vous avez introduit le format DNG dans le sd Quattro H lors du CP+ 2017, généralisé dans vos autres APN Quattro depuis, qui est un peu plus universel que votre format propriétaire X3F que seul Sigma Photo Pro sait exploiter. Cela n’est-il pas censé rendre les choses plus simples ?

Oh, si… mais pour le photographe ! Pas forcément pour les ingénieurs. Le format DNG tel qu’utilisé chez nous n’est pas un vrai RAW car les données du capteur sont d’abord traitées dans notre propre format RAW puis les résultats sont convertis en DNG. Il ne s’agit donc pas tout à fait de RAW dans le sens où les données ne sont pas directement issues du capteur mais sont déjà passé par une phase de pré-processing. Et celui-ci est assez différent de celui utilisé pour les capteurs à matrice de Bayer.

Je suis complètement pour un Leica M à capteur Foveon ! Et si nous faisions des capteurs plus grands, j’adorerais voir des Hasselblad à capteur Foveon.

Il y a une autre entreprise chère à mon cœur qui utilise depuis toujours le format DNG dans ses APN qui, comme ceux de Sigma, n’ont pas toujours un autofocus très rapide, voire pas du tout d’autofocus, mais pour lesquels l’accent est mis sur l’objectif : Leica. J’ai toujours rêvé d’un Leica M avec capteur Foveon. Qu’en diriez-vous ? Avez-vous déjà eu ce genre de rêve ? Quels autres systèmes verriez-vous utiliser des capteurs Foveon ?

Je suis complètement pour ! S’il vous plaît, parlez-en à Stefan Daniel ! [NDLR : Stefan Daniel est en charge de la supervision du développement de tous les produits photographiques chez Leica, ce qui se traduit par le titre officiel de « Global Director of Business Unit Photo ».] Ce serait vraiment une très bonne idée ! Par contre, je dois reconnaître que ce n’est pas un rêve que j’avais déjà eu, puisque n’étant pas moi-même un leicaïste.

Après, en y réfléchissant… D’autres systèmes dans lesquels je verrais des capteurs Foveon… Oui, effectivement, Leica. Et c’est le seul. Par contre, si nous faisions des capteurs plus grands, j’adorerais voir des Hasselblad à capteur Foveon. Parce qu’eux non plus ne se soucient pas de la vitesse de l’autofocus, ni de la vitesse de traitement en général, car ils ne se préoccupent que de la qualité d’image absolue. En termes de profils d’utilisateurs, les clients de Leica et d’Hasselblad seraient donc idéaux pour nous.

C‘est amusant que vous disiez cela puisque, justement, avant que Sigma ne rachète Foveon, Hasselblad a été l’une des premières entreprises approchées par Foveon pour présenter leur technologie. À l’époque, ce n’était pas des capteurs à trois couches et la séparation des couleurs se faisait avec un système de prismes un peu plus alambiqué.

Oui, tout à fait. Vous avez bien révisé vos cours !

NDLR : Lors de la photokina 2000, Hasselblad et Foveon, qui n’était alors qu’une start-up californienne indépendante, avaient annoncé en grande pompe un partenariat qui aurait dû donner naissance à un boîtier baptisé DFinity. D’après Digital-Photography.org, les tacos sur le stand étaient bons mais, finalement, ce projet de moyen format haute définition capable de tenir la comparaison avec des capteurs classiques de 16 Mpx (le must de l’époque) est tombé à l’eau notamment de par sa complexité, son encombrement et aussi son utilisation réduite aux seules natures mortes.

Le Hasselblad DFinity n’a donc jamais vu le jour, Hasselblad s’étant tourné vers des technologies plus conventionnelles quand, de son côté, Foveon préfèrera se concentrer sur sa technologie X3 à trois couches. Notez toutefois que, dans le monde de la capture d’image, cette idée de séparer le spectre en trois couleurs primaires via un système de prismes vers des capteurs monochromatiques correspondants a perduré… dans les caméscopes. Jusqu’à un passé très proche, il n’était donc pas rare de croiser des modèles Tri-CCD, à trois capteurs CCD, donc. Mais, comme pour le mono-CCD, le CMOS aura finalement eu le dernier mot dans les produits grand public.

Du coup, aujourd’hui… Hasselblad utilise des capteurs Sony et des objectifs produits par Fujifilm. Le marché du moyen format vous intéresserait-il ?

Ce serait super… mais si nous développions des capteurs moyen format, il faudrait aussi développer les objectifs qui vont avec. Ce serait vraiment trop lourd d’autant plus que nous venons à peine de nous lancer sur le marché des optiques cinéma. Même si aujourd’hui nous travaillons sur de nombreux projets différents, nous ne pouvons pas nous permettre de nous lancer dans une telle aventure.

Qu’est-ce qui pourrait être amélioré par rapport à la génération Quattro actuelle ? Tout. Mais nous ne nous lancerons pas dans la course aux hautes sensibilités.

Très bien. L’avenir du Foveon ne sera pas en moyen format, mais il va bien sûr évoluer. À quoi pouvons-nous nous attendre ?

La question est donc : qu’est-ce qui pourrait être amélioré par rapport à la génération Quattro actuelle ? La réponse actuelle est simple : tout. D’abord, nous avons besoin d’améliorer les performances en hautes sensibilités. Ensuite, la reproduction des couleurs dans certaines situations. Enfin, la vitesse de traitement, mais là c’est moins une question de capteur qu’un problème de processeur. Quand je parle de vitesse, je fais surtout référence à la vitesse de lecture des informations en sortie de capteur. Mais la priorité ira toujours à la qualité d’image : meilleure résolution, meilleure fidélité colorimétrique… Si nous avions des ressources illimitées, j’aimerais les allouer à ces deux points.

Bien sûr, nous sommes attendus sur les performances en hautes sensibilités, mais nous ne comptons pas nous lancer dans cette course et aller trop haut. 800 voire 1600 ISO propres, ce serait déjà bien ! Enfin, et c’est important, il nous faut améliorer la plage dynamique de nos capteurs. Je pense que les APN délivrent déjà de meilleures performances que l’argentique, particulièrement en termes de résolution. Mais je pense que les APN ne sont pas encore tout à fait au niveau en termes de dynamique et que les dégradés peuvent encore être améliorés, avec une évolution plus fine et progressive entre les basses et les hautes lumières.

 

Pour continuer la lecture :
Cette interview est donc découpée en trois parties, disponibles aux adresses suivantes. Si au moment de lire ces mots les articles concernés ne sont pas encore en ligne, je vous précise, entre parenthèse, les dates de publications respectives prévues :
1. Entretien avec Kazuto Yamaki, le PDG le plus classe du monde (déjà en ligne)
2. Sigma, un opticien qui fait aussi des capteurs (déjà en ligne)
3. La Chine et le futur de la photographie (déjà en ligne)

6 commentaires sur “Entretien avec Kazuto Yamaki : Sigma, un opticien qui fait aussi des capteurs (2/3)”

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